Episode 2 – Une journée à la ferme

Episode 2 – Une journée à la ferme

Forcément, avoir un mari (façon de parler) maraîcher, ça exige parfois de chausser ses bottes, se mettre derrière l’étal et le tiroir-caisse, affronter la pluie ou la canicule et surtout mettre les mains dans la terre. Et c’est le pied! (Même si je râle souvent… Parce que c’est dur aussi, la vie de maraîcher!)

Aujourd’hui, Ben et moi avons planté des fraisiers en prévision de l’été prochain. Il y en avait 400 en tout. Mais le plus dur, ce n’était pas de les planter. On a été plutôt efficace sur le coup: la première centaine était en terre en dix minutes top chrono.

Non, ce qui nous a compliqué la tâche, c’est le travail du sol. Après avoir pris les mesures et posé des repères, Ben creuse les allées à coups de pelle et façonne les planches avec la terre ôtée de part et d’autre. J’aère ensuite la terre à l’aide d’une campagnole, un outil sur roues, muni de quinze dents, qui, par effet de levier, mélange les différentes strates du sol. Tout le long de la planche de 25 mètres de long, je répète le même geste: j’appuie sur les deux manches pour relever les dents et soulever la terre, je me relève, tire l’engin de quelques dizaines de centimètres et recommence. Je passe un coup de râteau, dispose du compost rapporté avec la brouette, repasse un coup de râteau. La première planche est prête, on peut enfin mesurer les espacements, poser les fraisiers, les replanter.

Même si ces journées sont parfois rudes, exigeantes physiquement, elles sont ma respiration. Et je pense qu’elles sont un peu celle de Ben, qui, très souvent, y travaille seul, seul face à la terre, devant les graines qui tardent à pointer le bout de leur nez, le nez dans le guidon entre les semis, les récoltes, les ventes et les travaux du sol pour y accueillir les serres, les mares et le magasin l’année prochaine. J’y viens moins souvent que je le voudrais, c’est sûr. Parce qu’il y a mon métier, mon emploi du temps, notre bébé, la drôle d’année qu’on est en train de vivre. Mais quand j’y viens, à la micro-ferme, j’oublie tout. Pour mille petites raisons.

Une journée à la ferme, c’est:

Partir à la recherche des concombres lilliputiens dans la jungle minuscule de leurs plants et me prendre pour un géant en cueillant ces légumes aux allures de pastèques rikiki et au goût doux amer.

Guetter la tâche rouge dans le fouillis parfumé des plants de tomates tuteurés par des fleurs et renifler l’odeur de la vraie tomate des heures plus tard sur mes mains.

Me sentir super balèze quand je joue de la pelle ou de la grelinette.

Grimper sur le tas de compost et piloter une brouette.

Apprendre les associations de culture. Que l’ail repousse les nuisibles des fraisiers. Que le basilic encourage la croissance des tomates.

Rester ébahie devant la beauté d’un chou kale, palmier de nos tropiques, la hauteur d’un plant de haricot grimpant ou la taille d’un melon.

Déterrer un radis, une carotte et croquer dedans.

Piquer-niquer dans la caravane et boire un thé chaud après avoir minutieusement décroché les plants de haricots agglutinés dans les filets que les bourrasques de vent ont renversés, avec le vent et la pluie pour compagnons de jeu.

Avoir mal au dos, à la nuque, aux jambes.

Semer de minuscules graines d’oignon, de laitue ou de fenouil dans des raviers composés de nonante petites cases, à la main, une à une, avec la précision et la patience d’un horloger.

Répéter dix, vingt, cent fois le même geste: ouvrir la terre, poser l’outil, planter la pousse, refermer, avancer un genou, puis l’autre.

Connaître le travail physique, la charge de Ben, l’alléger un peu aussi.

Me rendre compte de ce que ça demande, de travailler la terre, de se nourrir, de ce qu’on lui prend à la terre, aussi, à la nature.

Ecouter le pic vert qui cogne un tronc de son bec dans le bois, m’arrêter quand un rapace survole le terrain et l’observer en silence.

Passer du temps à deux, à parler, à travailler en silence ou en musique, à boire une bière devant le coucher de soleil, à manger une tartine dans la caravane après une matinée chargée. A trois, avec notre bébé de dix mois, à lui faire toucher la terre, à lui tendre des fruits et des légumes qu’il retourne avec curiosité dans sa petite main et qu’il porte à sa bouche, ses petites dents toutes prêtes à les croquer, à lui faire découvrir la sensation de la paille sous ses pieds nus, à prendre le goûter dehors emmitouflé dans son petit ciré rouge.

Jouer à la vendeuse, connaître les variétés, les prix, les saveurs, rendre la monnaie, papoter.

Rencontrer des gens, les revoir, comprendre qu’on fait ça pour nous mais aussi pour eux.

Garder l’âme optimiste, l’espoir qu’ensemble, on peut consommer autrement.

Râler sur les campagnols qui croquent ça et là un chou, une salade, une tomate.

Voir le lièvre détaler, lourd de ses dégustations au jardin.

Transpirer et choper des coups de soleil.

Suivre l’évolution des légumes, les tomates qui commencent à rougir, les butternuts bien verts qui grossissent, les choux qui fleurissent.

Ecouter les instructions de Ben, dignes d’un mono de ski, démo à l’appui: « Alors, la grelinette… » façon « Alors, le planter de bâton… »

Penser à tout et rien, surtout à rien.

Me frayer un chemin entre les plants tentaculaires des courgettes et sautiller en évitant d’écraser un fruit.

Retrouver l’essentiel.

Me réjouir de la naissance d’un poivron ou d’une aubergine.

Porter des bottes.

Jouer. Admirer. Respirer. Travailler, travailler dur. Rigoler. S’arrêter. Rêver.

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