Episode 10: et donc, on recommence…

Episode 10: et donc, on recommence…

Alors que l’homme détruit et se détruit, la nature poursuit son bout de chemin. Et nous avec elle. Malgré les doutes, le sentiment d’impuissance, l’envie de baisser les bras. Une chose nous fait tenir.

Mardi, dans la grande serre, Ben et moi avons retiré les plants secs et morts de la terre, leurs racines toujours bien enfouies dans le paillage, et des tuteurs, leurs vrilles (ces petites tentacules collantes et crochues) toujours bien agrippées en l’air. J’ai l’impression qu’avant-hier encore, tous les trois avec Ernest, on faisait tout pour empêcher la propagation du mildiou dans les tomates, couvrant le sol de paille, taillant les gourmands, aérant la grande tente aux murs transparents. Et qu’hier encore, on goûtait les premiers petits fruits rouges, oranges et jaunes et qu’Ernest réclamait des visites régulières à la serre pour les cueillir lui-même. La saison était belle. C’est du moins, le souvenir que j’en garde, que je veux en garder. Une douceur malgré le travail dur et physique, l’urticant des plants de concombres qui nous irritait les mains et le cou, l’humidité et la pluie.

Une demie année plus tard, c’est dans la poussière et le bruit sec des écorces craquées et dans le cliquetis des crochets sur le câble suspendu à la cime de la serre et d’où pendent les cordes longées par les plants jaunis que nous travaillons. Raser, arracher, nettoyer la saison passée, ses fruits, ses récoltes et préparer celle à venir, ses promesses, ses surprises, bonnes et mauvaises.

La serre après l’hiver.

On recommence, donc. Même si la société est malade, même si le monde est en guerre, même si tout semble fragile. On recommence pour faire place au renouveau. Parce qu’on sait qu’après l’hiver, le froid, le gel, revient la douceur, la clémence, la lumière. Ça fait peut-être de nous des rêveurs, ou des idiots. Des grains de poussière qui luttent contre la tempête. Mais sinon quoi? On ne peut pas s’asseoir et regarder la terre brûler.

Dans une interview au magazine Tchack! cet automne, Ben expliquait pourquoi il avait créé la ferme:

« Pour pouvoir regarder mon enfant dans les yeux quand il me demandera dans quinze ans ce que j’ai fait pour la planète. »

Benjamin Durieux, La micro-ferme de la Forêt

Et au fond, c’est ça. C’est la seule et meilleure raison. Quand on doute, quand on se demande pourquoi on fait ce qu’on fait, pourquoi on continue quand c’est si dur, quand, certains mois, les bouts sont difficiles à joindre, quand des forces immensément plus grandes détruisent, appauvrissent la terre et les hommes, optent pour le chaos, c’est ça qu’on doit se rappeler. Ne pas leur donner raison, défendre nos valeurs, montrer que la vie est plus forte. La nature, elle, s’acharne: même après des mois passés sans chaleur et sans lumière, le plant de concombre s’accroche à son tuteur avec force. Et nous aussi, on doit s’accrocher. Parce que nourrir et se nourrir est essentiel, aussi galvaudé qu’ait été ce mot ces derniers temps. Parce que faire pousser de la nourriture à nos pieds, là où on vit, c’est la base, encore plus en des temps aussi incertains.

Les fleurs naissantes d’un chou romanesco au printemps.

Depuis l’année dernière, en Normandie, la ferme du Bec Hellouin, dont les fondateurs Charles et Perrine Hervé-Gruyer sont des explorateurs et des penseurs de la permaculture moderne, se consacre à la recherche afin d’aider à concevoir « une agriculture autonome (à l’échelle du territoire) et résiliente en période de crise ».

Le premier confinement en 2020 a montré toute la fragilité et l’incohérence de la production alimentaire et de sa distribution en France (et sans doute dans d’autres pays).

Nous voulons ainsi aider à créer des modèles de fermes qui, quelque soient les crises, continueront à nourrir les territoires, créer de l’emploi, du lien social et de la beauté. De fait, comment rendre la ferme complètement résiliente même en cas de pénurie énergétique, d’absence de modes de transports, de réchauffement climatique à + 2 ou 4 degrés (et les évènements climatiques brutaux et soudain devenus récurrents) ou survenue de toute autre crise avérée ou supposée, telle une crise sanitaire: voilà notre mission pour les années à venir!

Charles et Perrine Hervé-Gruyer,
La Ferme du Bec Hellouin

Alors, on recommence. Pour la troisième fois, on se prépare à faire pousser des légumes. À semer, retourner la terre, pailler, désherber, replanter, arroser, protéger, goûter, récolter, porter, transporter, apporter, vendre, stocker. Alors, on vient à votre rencontre sur les petits marchés en semaine et, le samedi, après une semaine de petits matins agités, on s’habille de sous-couches et de pulls, de manteaux de ski et de bottines fourrées et on repart, malgré l’appel douillet d’un deuxième café à siroter et d’un puzzle à assembler sur le parquet du salon en pyjama.

Pouvoir le regarder dans les yeux.

Notre pierre de Sisyphe à nous, grimper jusqu’à la belle saison avant de replonger sous l’horizon, à l’ombre de l’hiver. Mais pousser notre pierre n’est pas chose vaine. Du moins, on l’espère, on refuse de le croire. Elle est notre petite minuscule part à nous, ce qu’on fait pour lui, ce petit ouistiti en combi de ski qui réclame des tomates, des fraises, des pommes et des petits pois frais, qui râle parfois de voir ses parents occupés au magasin et qui finit toujours le sourire aux lèvres, assis dans une brouette à manger ses tartines ou torse nu comme papa sous la serre à arroser comme un pro. Notre zone à défendre, notre façon à nous de ne pas abandonner mais de résister et de continuer à vivre, notre territoire riche de nos valeurs et de sens dans ce monde qui semble parfois ne plus en avoir, notre manière de garder foi en l’humanité, notre petite minuscule part pour lui, sa génération, les suivantes. Notre part du colibri.

La légende raconte qu’un jour, un immense incendie de forêt se déclara. Les animaux terrifiés observaient le désastre. Un colibri se mit à la tâche, allant chercher les quelques gouttes d’eau que contenait son bec pour les verser sur le feu. L’un des animaux, agacé, lui demanda s’il pensait pouvoir éteindre le feu tout seul. « Non, mais je fais ma part », répondit le colibri. Nous ne l’ignorons plus, la terre va mal, et, même si individuellement nous ne polluons pas autant que l’activité des grosses multinationales, à l’instar du colibri, chacun peut « faire sa part ». 

« La part du colibri », Pierre Rabhi

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *