Episode 8 – La chance

Episode 8 – La chance

Il y a les fois où le vent souffle fort, trop fort, beaucoup trop fort, où les rongeurs pillent les graines et les semis, où les insectes trouent les feuilles des choux, des salades, des radis ou des navets. Et puis, il y a les fois comme celle-ci, où la chance est là, alors qu’elle a tourné le dos à tant de monde. Pourtant, si notre ferme est saine et sauve, si nous aussi, si les légumes ne sont ni noyés, ni détruits par les pluies torrentielles que connaît le pays, le sentiment, la boule coincée dans la gorge et le poids sur le coeur, est le même que toutes ces autres fois. Parce que ça nous concerne tous.

Mercredi, on se réjouissait presque: il pleut! Les étangs se remplissent, suffisamment pour affronter une éventuelle nouvelle vague de chaleur cet été, les serres permettent de travailler à l’abri. Tout va bien. Puis, le soir, on a entendu Chaudfontaine, Eupen, Trooz, les camps scouts évacués. On a vu les photos et les vidéos de certains collègues, les pieds dans l’eau, des torrents d’eau s’écoulant entre les planches de culture. Une boule est venue se coincer dans la gorge.

Jeudi matin, on s’est demandé comment serait la route pour aller faire le marché. Au fil de la journée, on a suivi, comme tout le monde. Liège en état d’alerte, le Brabant wallon, Namur. Chez nous, on a vu les routes barrées à Gesves et les habitants débordés à Assesse. Ben a installé l’étal, sous la pluie. Une cliente nous a demandé si nous serions bien là malgré tout. Oui, on était là. Une journée de marché particulière. Une pluie interminable, comme l’attente. Les clients étaient peu nombreux, on a pensé à eux, on s’est demandé s’ils allaient bien. Puis, on a pensé au terrain. Pourvu que tout aille bien là-bas aussi.

Après avoir remballé tréteaux et légumes, Ben est allé voir. A chaque fois, c’est pareil. Son coeur s’arrête quelques secondes sur la route qui le mène à la ferme. Jusqu’à ce qu’il aperçoive les serres. Elles sont l’indicateur, son phare. Si elles sont debout, c’est drapeau vert. Et cette fois, elles sont bien debout. Pas de poches d’eau qui affaissent leurs toits, pas de mur battant au vent. Les champs aussi sont en bon état. Il y a de l’eau, c’est sûr. Mais la terre est parvenue à en absorber une bonne partie.

On se sent chanceux.

Ben revient avec un sourire doux. Il a passé sa journée sous la pluie et revient avec un gros stock de légumes mais c’est pas grave. On a été épargné. Quand ça va, il faut s’en rendre compte, le dire. Je pars livrer le restaurant « La Dernière Pièce » à Ohey pendant que Ben vide sa camionnette. Je ne suis pas encore sortie de la maison. J’ai suivi les infos sur mon téléphone de temps en temps pendant qu’Ernest jouait. Liège évacuée, les amis à Namur qui vident des caves. En quittant la maison, je vois la rivière déborder au bas de chez nous, les coulées d’eau sur certaines chaussées, la pluie qui ne s’arrête toujours pas. Je sais que ce n’est rien par rapport à ce qu’il se passe vraiment. Sur la route, j’entends les infos, le nombre de morts, les évacuations, les dégâts. Merde. En rentrant, on voit les images postées par des maraîchers aux quatre coins de la Wallonie: des champs sous eau, des magasins à la ferme inondés, des plants détruits. La boule coincée dans la gorge. Le coeur qui se serre. On a déjà connu ces moments où on veut tout laisser tomber, où, en quelques instants, des heures de travail sont anéanties, où il faut réinvestir, racheter une bâche, recommencer une culture, retrouver du courage et de l’espoir. Mais jamais à ce point-là. On pense à eux. On espère qu’ils pourront sauver quelque chose. On reçoit des messages d’amis, de collègues, de la famille: et vous, ça va? Rien perdu? Non, rien perdu.

On se sent chanceux. Et impuissants.

L’humidité aura sans doute des conséquences sur les plants de tomates notamment, si le soleil ne revient pas sécher tout ça rapidement. Mais notre ferme est toujours là. Notre saison peut se poursuivre.

Ce vendredi matin, je lis ce qu’a écrit la Ferme du Saule Penché à Villers-la-Ville, citant Claude et Lydia Bourguignon, deux célèbres ingénieurs agronomes:

« Alors qu’on dit que c’est la faute de la pluie… Ce serait à cause d’épisodes exceptionnels que l’on aurait connus ces dernières années. Mais en réalité, il y a toujours eu des pluies torrentielles. Simplement, autrefois, les sols étaient des éponges. Ils étaient capables d’absorber l’eau. Aujourd’hui, elle reste en surface. Une forêt boit entre 150 et 300 mm d’eau par heure alors qu’un limon labouré par l’Homme en boit 1 mm. Donc dès qu’il pleut un peu plus qu’1 mm d’eau par heure, on risque une inondation. »

Claude et Lydia Bourguignon, ingénieurs agronomes

Alors, je me dis: elle est là, notre chance. La forêt. Le nom qu’on a donné à notre micro-ferme. On lui devait bien ça, au fond. Puisse ce nom et cet endroit magnifique nous protéger encore de telles catastrophes. En retour, on continuera de l’enrichir, cet endroit. En plantant des haies et des arbres encore, après les cerisiers et les petits fruitiers le long de la première parcelle de culture et après la poignée d’arbustes le long du champ. En nourrissant le sol de matière organique. « Sans matière organique, les sols n’ont plus la porosité suffisante pour éponger l’eau », disent encore Claude et Lydia Bourguignon, cités par la Ferme du Saule Penché. « Un sol avec compost retient 300 fois plus d’eau qu’un sol sans compost. » En créant un endroit propice à la biodiversité, comme ce héron venu se poser aux abords des étangs, les petits oiseaux attirés par l’eau et les insectes, les fouines et les rapaces qui chassent les campagnols. On lui doit bien ça. Et c’est urgent…

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