Episode 6 – Vis ma vie de maraîchère

Episode 6 – Vis ma vie de maraîchère

Je vous ai raconté la fois où j’ai été vendre des légumes? Moi, toute seule. Non? C’était le mois dernier.

Bon. D’habitude, la ferme, c’est beaucoup Ben et un petit peu moi. Mais là, le maraîcher était malade, à l’ancienne, une bonne laryngite aiguë, attrapée après plusieurs journées passées dans le vent et sous la pluie, les chaussettes mouillées en prime. Cloué au canapé, la voix enrouée, il aurait eu bien du mal à les porter, ses caisses de légumes, et à saluer, peser, remplir les sacs, compter, remercier, saluer, papoter, peser… Alors, j’m’y suis collée. J’avais envie. Pour voir ce que c’était, pour lui rendre service, pour la ferme. Puis, une semaine sans vendre, c’est risquer de décevoir des clients qui trouvent une place vide, sans étal, sans pouvoir les prévenir.

Du coup, on a échangé les rôles: Ben à la maison avec Bébé (c’est notre jour de congé à tous les deux d’habitude) et moi en route pour le marché. Le maraîcher avait quand même été récolter les légumes au jardin en matinée. Les carottes, les radis, les fenouils, les premiers légumes de ce printemps tardif… On les a lavés ensemble, mis dans les bacs, puis dans la camionnette. Pendant que Bébé faisait la sieste. Ben m’a briefé. Connecter la tablette avant de partir, la technique pour ouvrir le pied du parasol (pas si simple qu’il n’y paraît), le Bancontact, les caisses vides à rendre à la coopérative… Les clés de la camionnette. Et hop! Je m’installe derrière le volant. Moi qui ne porte que des jupes et des robes, c’est la première fois que je remets un jeans depuis deux ans. J’ai mes bottines, j’ai noué mon pull autour de la taille (j’avais trop chaud après avoir porté les caisses), j’ai ma camionnette, mes légumes, la radio. Je me sens maraîchère.

L’étal à la ferme. Été 2020.

Bien sûr, j’ai déjà vendu les légumes. Mais jamais seule. Toujours avec Ben et/ou avec Ernest, dans les bras, en portage ou dans sa poussette. L’année dernière, on vendait à trois à Assesse. J’avais notre petit bébé de huit mois contre moi, en koala. Et je servais les clients en même temps que Ben. Parfois, il râlait, il avait faim ou envie de bouger. Alors, je me reculais un peu du stand pour lui donner la panade ou aller faire un tour. Mais le plus souvent, il souriait, faisait coucou aux clients, observait les fruits et légumes. Là où ça s’est compliqué, c’est quand il a commencé à se tenir debout, au milieu de l’été. Il se tenait aux bacs de pommes de terre et chipotait un peu à tout, jouait avec les cailloux, refusait d’être à bras. Il voulait sa liberté, quoi, normal. Mais sur un parking où se croisent des dizaines de voitures en quelques heures alors qu’on doit travailler, c’était impossible. Mes yeux ne savaient pas être partout, même s’ils essayaient vachement. C’est là qu’Ernest et moi, de maraîchers en herbe, sommes devenus intendants et visiteurs. Ceux qui passent faire coucou, apportent un bout de gâteau ou les tartines, donnent un petit coup de main, à Assesse comme à Sorée. Et cette année, on a repris la vente à la ferme le samedi matin, Ernest est toujours un petit koala, mais il descend parfois de mes bras pour aller travailler avec son papa, remplir des pots de terre, semer des graines ou arroser, ou pour jouer à mes pieds, mettre des légumes dans des sacs ou faire rouler son petit tracteur.

Comme une vraie

Me voilà donc en route. Avec une belle et grande sensation de liberté. L’impression de faire un truc cool. Je me sens forte au volant de la camionnette. Un peu fière aussi de faire ce qui a priori est un boulot plutôt d’hommes. Récupérer une commande, porter des caisses lourdes, installer des tréteaux et un étal. A la fois trop décontractée, en mode virée solo alors que je vais bosser en fait, et un peu stressée, seule aux commandes de l’entreprise familiale.

Au bout d’une demi-heure de route, la radio à fond, j’arrive à l’ancienne gare de Floreffe, à la coopérative Paysans Artisans où on récupère les fruits et légumes des producteurs locaux qui viennent compléter notre récolte sur l’étal. Sur mon téléphone, j’ai un message de mon rédac’ chef (on boucle le magazine) et un appel en absence de Ben (on cherche une maison). Je réponds vite. Et je saute de ma camionnette. Comme une vraie. Je mets mes clés et mon téléphone dans la poche arrière de mon pantalon et je vais me signaler dans le grand hangar. Pendant que je sors les caisses vides de la camionnette, un employé m’apporte le rack avec ma commande. On charge ensemble les agrumes de la coopérative espagnole, les asperges et autres variétés qu’on ne produit pas à la ferme. Je signe un papier. Je repars. Ils n’y ont vu que du feu! Je gère.

Je suis plus ou moins dans les temps. Je sais qu’une fois arrivée sur la place communale d’Assesse, j’aurai peu de temps pour être prête. Il faut sortir les tréteaux, mettre le parasol, installer les nappes, la balance, la caisse, les légumes, ne rien oublier, faire quelque chose de joli, préparer les commandes et souvent servir les premiers clients qui sont déjà au rendez-vous. Je me prépare mentalement.

Ça commence bien…

Je gare la camionnette comme Ben le fait d’habitude. Dernier coup d’oeil au téléphone, poche arrière, je descends. J’ouvre la porte coulissante, avec ce bruit de métal que j’aime bien. Je sors les tréteaux, je les ouvre, me pince les doigts. Ça commence bien… Au pied de parasol maintenant. Je l’installe bien du premier coup (yes!) et le glisse entre les deux planches de l’étal (la technique de Ben pour éviter que le vent n’emporte le parasol). Mais je ne parviens pas à le coincer comme je voudrais, le parasol est instable et les tables trop écartées. Je tourne le pied du parasol, déplace les tréteaux, pousse les planches, les remets. Je me sens seule… Et observée. Sur ce parking où il y a plein de passage, je me débats avec mon matos. La meuf qui gère pas du tout en fait. Bon, je me ressaisis. Je ne vais pas passer deux heures à installer un parasol quand même! Voilà!

J’étends les nappes, sors mes fruits, mes légumes, essaie de les associer, de dresser un étal coloré. Pas encore un seul client en vue… Ouf! Je commence à préparer les commandes. Les voilà. Mes premiers clients. Je suis contente. Tant pis pour les commandes, je finirai plus tard… (en fait, non). Je salue, je souris derrière le masque, je sers. J’essaie de parler des légumes aussi bien que mon maraîcher de chéri. Et de ne pas trop faire patienter les gens. De ne pas laisser la file grandir.

Tout à coup, je me rends compte que je n’ai pas la clé du tiroir-caisse! Petit message paniqué à Ben. Qui arrive dix minutes plus tard, pile à temps pour rendre la monnaie à la première cliente qui paie en liquide. Pfiou. Un bisou rapide à mes deux hommes. Je reste dans ma bulle. Je continue, je prends les sacs, je les remplis, j’encode dans la caisse, je tends le Bancontact. Je n’ose même pas regarder combien de personnes attendent d’être servies. Par peur de me laisser gagner par le stress et d’en perdre mes moyens. Je me concentre. Un client à la fois. Pendant ce temps-là, Ben et Ernest installent les prix (j’avais oublié!), regardent ce qui reste dans la camionnette (les choux-raves, oubliés aussi), papotent un peu avec ceux qui ont déjà été servis, puis partent. J’ai à peine levé le nez.

Moi, des courbatures?

La file se résorbe. Le calme revient. Juste le temps de regarnir l’étal, boire un coup d’eau, passer un coup de fil (pour le journal), et c’est reparti. Des mamans et leurs enfants s’arrêtent. C’est la première fois, j’explique la ferme, ce qu’on produit, ce qu’on vend. Un adorable vieux monsieur, qui adore le miel de Namur et les choux verts, vient se ravitailler. Il parle aux enfants, commence à chanter et à danser. Ça rit au stand. Il fait beau. C’est gai.

Le clocher sonne 18h30. L’heure de remballer. Je range. Mes caisses, mes tréteaux, mon parasol. Je n’ai pas vu le temps passer. A la maison, c’est pareil pour Ben. Entre les siestes chahutées, le goûter, les coups de fil pour la maison, la réception d’une livraison et le passage au marché, le maraîcher malade n’a finalement pas eu beaucoup de repos. On se retrouve épuisés, comme tous les jeudis soirs. Mais la fatigue est différente. On mange un bout. Avant de ressortir vider la camionnette et mettre tous les fruits et légumes au frais. Pour tout recommencer samedi matin.

Quand il me demande si je suis fatiguée, je réponds à Ben: « Non, non, ça va ». Et c’est vrai, je me sens vivante, plus grande, riche d’une belle après-midi. Petits détails que je ne lui dirai pas, c’est que les jours suivants, j’ai un peu mal au dos, aux bras, aux jambes. Souvenirs de ma mission accomplie! Et du jour où on a échangé nos vies. Et celle de mon maraîcher chéri, elle lui en demande, de l’énergie.

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